Journée Internationale des Droits des Femmes 2023 : Interview d’Isabelle Collet sur l’inclusion des femmes dans le numérique

  • Par Manon DUPIC
  • 7 mars 2023

Découvrez l'interview d'Isabelle Collet, membre du conseil d'administration de la Fondation Femmes@numérique, sur le sujet de l'inclusion des femmes dans le numérique.

Isabelle Collet, informaticienne, professeure en sciences de l’éducation à l’université de Genève, membre du conseil d’administration de la Fondation Femmes@numérique et autrice de « Les oubliées du numérique » a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions sur l’inclusion des femmes dans le numérique.

 

En France, quelle est la proportion de femmes dans le numérique ?

En France, c’est à peu près 33 %. Mais si on resserre aux métiers techniques, en enlevant les fonctions support, marketing, ressources humaines, documentation, … c’est 12 à 15 %. Les femmes sont également moins nombreuses dans les filières de pointe : l’intelligence artificielle et la cryptographie - des secteurs très masculins, élitistes fonctionnant par cooptation.

 

Alors que l’informatique à ses débuts était une discipline féminine, nous sommes passés à une profession masculine. Comment expliquer ce retournement ?

Le logiciel et le calcul numérique ont longtemps été considérés comme peu prestigieux. Ce manque d’aura faisait de ces professions, des professions sans enjeux. Ces grosses machines au sous-sol des entreprises étaient associées à des fonctions du secteur tertiaire, et on sait que la société assimile aisément les professions du tertiaire aux femmes.

Les choses ont changé fin des années 1970 et dans les années 1980, quand l’informatique est devenu un enjeu pour les politiques et donc un métier d’avenir. Il devenait impérieux de former « les jeunes hommes ».

En parallèle, l’arrivée du PC dans les foyers a permis à la figure du geek déjà présente dans les romans de science-fiction de se déployer et les adolescents garçons se sont rapidement appropriés cette image. A ce phénomène se sont ajoutés des stéréotypes véhiculés par le marketing qui faisait du PC un outil de l’homme moderne. Peu à peu un prestige autour des métiers du numérique s’est construit et les femmes en ont été exclues très rapidement.

 

En matière de mixité dans les métiers du numériques, certains pays sont-ils meilleurs élèves que la France ?

Oui. Beaucoup de pays, à l’instar de la France, ont décidé de lier l’enseignement de l’informatique aux mathématiques, renforçant le discours d’une « masculinité » de la discipline. Les pays européens tels que l’Italie qui avaient fait le choix de le relier à une matière plus littéraire (philosophie ou linguistique) ont d’ailleurs mieux résisté que les autres à la masculinisation de la profession.

Par ailleurs, les pays du Moyen Orient ou de l’Asie qui n’ont pas eu cette construction occidentale de l’imaginaire informatique ont encore aujourd’hui des promotions majoritairement féminines (Iran, Malaisie,...).

 

Quels sont les obstacles que peuvent rencontrer les femmes dans l'exercice d'un métier scientifique, majoritairement masculin ?

Dans ces métiers, les femmes sont constamment attendues au tournant. Leurs compétences sont bien plus remises en cause que leurs collègues masculins. Je connais un grand nombre de femmes informaticiennes ou ingénieures qui m’ont indiqué que, lorsqu’elles affirmaient quelque chose, elles voyaient leur supérieur, voire le client, demander à un collègue masculin de confirmer ou de vérifier leurs propos. Ces milieux sont également plus sujets au harcèlement.

 

Les femmes s’auto-excluent-elles des métiers du numérique ?

Si certains comportements peuvent s’apparenter à de l’auto-exclusion, il faut surtout se demander pourquoi les femmes se détournent de ces filières et d’où vient ce manque de confiance en elles. Il n’y a rien de naturel là-dedans. Tout au long de leur vie, depuis les premières expériences de jouets jusqu’à l’enseignement supérieur, un ensemble de messages s’adresse aux femmes pour leur dire qu’elles ne sont pas à leur place. Au bout d’un moment, à force d’entendre ça, les femmes ont des doutes.

Quand bien même elles n’auraient pas de doute sur leurs compétences, elles constatent aussi l’hostilité de ce milieu et peuvent s’interroger : dois-je vraiment me fatiguer à me faire une place, ou mes compétences ne seraient-elles pas mieux reconnues dans d’autres domaines ? Ce n’est pas de l’auto-exclusion, mais plus une censure sociale qui pèse sur les femmes.

 

Que pensez-vous des quotas ?

Le mot quota met souvent mal à l’aise. On imagine que si on met un quota, on risque de recruter des femmes pas tellement pour leurs compétences mais juste pour faire de la diversité, et en conséquence écarter des hommes qui eux, auraient été compétents. Et en tant que femme, c’est même un peu infamant puisque je suis recrutée non pas parce que je suis compétente mais parce que je suis une femme.

Le quota est une solution certes intellectuellement décevante, c’est même un aveu d’échec, mais elle a le mérite d’être efficace, rapide et pas très chère. Mais il faut être pragmatique : il y a un groupe minorisé qui n’accède pas aux métiers du numérique pour de mauvaises raisons qu’on est capable d’identifier et notamment par une censure sociale continue depuis l’enfance.  Le quota est une façon de rattraper une injustice. C’est aussi un moyen de sortir les femmes de leur situation d’ultra-minorité. Vous mettez en quota, vous montez le niveau.  Il ne s'agit pas de donner un coup de pouce aux personnes les plus faibles et moins méritantes, mais de partir du constat que les meilleures élèves ne vont pas en informatique. En effet, une majorité des mentions « bien » et « très bien » aux baccalauréat sont décrochées par des filles, pourtant très peu poursuivent leurs études supérieures dans des matières scientifiques.

 

Pourquoi est-ce aujourd’hui crucial d’ouvrir les métiers du numérique à davantage de femmes ? Est-ce une question de justice sociale ou est-ce une mesure indispensable pour améliorer la compétitivité d’une entreprise ?

C’est bien évidemment d’abord une question de justice sociale. Il n’y a aucune raison d’écarter la moitié de la population des métiers du numérique. Il n’y a aussi aucune raison de se priver de la moitié des talents. Et puis c’est une mesure indispensable pour développer le secteur. Il est tout à fait impensable de se dire que seule une poignée de personnes, très homogènes, sont capables de « penser » le monde numérique de demain. On voit en particulier, dans l’intelligence artificielle, de nombreux biais de genre qui apparaissent…